L’origine de la coquille

Ce que l’on nomme tra­di­tion­nel­le­ment « co­quille » dans le par­ler des mé­tiers de l’édition est lié le plus sou­vent à un dé­faut d’attention ayant per­mis l’addition ou la sup­pres­sion mal­en­con­treuse d’un ca­rac­tère, voire de plu­sieurs, ou en­core une in­ver­sion, une in­ter­ver­sion ou une sub­sti­tu­tion de lettres ou d’éléments de la com­po­si­tion. Nous igno­rons en­core le fon­de­ment de cette dé­no­mi­na­tion dans le lan­gage ty­po­gra­phique. Les hy­po­thèses sont nom­breuses, mais per­sonne n’est en me­sure d’affirmer que telle d’entre elles est plus pro­bable que telle autre. Quelques ex­pli­ca­tions sur l’histoire sé­man­tique du terme per­met­tront de mieux com­prendre ce qu’il im­plique dans le cadre qui nous intéresse :

  • Se­lon le Dic­tion­naire uni­ver­sel de Fu­re­tière (1690), la « co­quille » se dit « fi­gu­ré­ment de toute sorte de mar­chan­dise dont on tra­fique ». « Vendre ses co­quilles », c’était trom­per quelqu’un en lui ven­dant des choses in­utiles ou sans va­leur. Le terme la­tin conchy­lium com­por­tait déjà une nuance di­mi­nu­tive mar­quée. Par dé­ri­va­tion sé­man­tique, on est peut-être par­venu à as­so­cier cette idée de trom­pe­rie mer­can­tile à celle de trom­pe­rie ty­po­gra­phique qui est, en un sens, une trom­pe­rie sur la forme, sou­vent sans in­ci­dence sur la com­pré­hen­sion, donc sans grande importance.
  • La « co­quille » était le cé­lèbre bi­valve que por­taient les pè­le­rins de Saint-Jacques-de-Com­pos­telle, at­tes­tant leur sé­jour sur les côtes de Ga­lice, donc l’effectivité de leur pè­le­ri­nage, et sym­bo­li­sant les fautes dont le poids les af­fli­geait et les ra­len­tis­sait sur le che­min du sa­lut. On re­trouve clai­re­ment dans cette ana­lyse l’idée de faute, in­car­née dans la co­quille typographique.
  • Une ex­pli­ca­tion plus tech­nique consiste à as­so­cier le mot « co­quille » au sym­bole que consti­tue une lettre im­pri­mée à l’envers, un « n » à la place d’un « u », par exemple. On dé­crit gé­né­ra­le­ment la co­quille d’un mol­lusque comme un en­rou­le­ment spi­ralé, et le re­tour­ne­ment d’une lettre sur elle-même, cir­cu­lai­re­ment, peut ef­fec­ti­ve­ment faire pen­ser à ce genre de coquille.
  • Sui­vant une in­ter­pré­ta­tion beau­coup plus gé­né­rale en­fin, et co­hé­rente avec une ex­pé­rience quo­ti­dienne né­ces­sai­re­ment uni­ver­selle, la co­quille étant ce que l’on jette comme in­as­si­mi­lable dans un ani­mal comme dans un vé­gé­tal co­mes­tibles, elle a pu de ce fait ser­vir de plein droit à dé­si­gner mé­ta­pho­ri­que­ment un dé­chet à éli­mi­ner de toute com­po­si­tion typographique.

Avant l’imprimerie mo­derne, lorsque les tech­niques de com­po­si­tion re­qué­raient en­core de sa­voir dis­po­ser les ca­rac­tères de plomb, les co­quilles étaient dues à des er­reurs de dis­tri­bu­tion lors du ran­ge­ment des lettres dans leurs cas­se­tins res­pec­tifs (un tra­vail à la fois ré­pé­ti­tif et ra­pide). Il est vrai ce­pen­dant que de telles er­reurs étaient sus­cep­tibles d’avoir des consé­quences sen­sibles et par­fois co­miques. Il pou­vait par exemple être amu­sant de lire que la cé­lé­rité d’un homme fai­sait cou­rir les femmes alors que sa seule cé­lé­brité en était la cause.

La co­quille la plus cé­lèbre est sans doute celle rap­por­tée par An­dré Gide dans son Jour­nal : « On ra­conte que Rosny, exas­péré par les er­reurs ty­po­gra­phiques que les protes fai­saient ou lais­saient pas­ser, écri­vit un ar­ticle ven­geur in­ti­tulé “Mes co­quilles”. Quand Rosny le len­de­main ou­vrit le jour­nal, il lut avec stu­peur, en gros ca­rac­tères, cet étrange titre : “Mes couilles”. Un prote, né­gligent ou ma­li­cieux, avait laissé tom­ber le q… »[1].


[1] An­dré Gide, Jour­nal 1889 – 1939, Bi­blio­thèque de la Pléiade / Nrf Gal­li­mard, 1951 [15 dé­cembre 1937].