La controverse sur la nature des pantoufles de Cendrillon dure depuis près de deux siècles. S’agit-il de verre ou de vair ?
Rappelons que le vair désigne la délicate fourrure grise et blanche de l’écureuil petit-gris, qui doublait autrefois certains vêtements portés dans les classes sociales les plus élevées. Il n’a cependant jamais servi à doubler des chaussures.
En 1697, l’académicien Charles Perrault, premier transcripteur français du conte populaire Cendrillon, intitula celui-ci Cendrillon ou la Petite Pantoufle de verre, au sein d’un recueil publié à Paris chez Claude Barbin, Histoires ou Contes du temps passé. « Verre » est donc la première graphie reconnue dans cet emploi.
C’est à Balzac que nous devons la polémique actuelle. Dans son roman historique sur Catherine de Médicis, publié près d’un siècle et demi après la première édition des contes de Perrault, il écrit :
« Aux quinzième et seizième siècles, le commerce de la pelleterie formait une des plus florissantes industries. […] En France et dans les autres royaumes, non seulement des ordonnances réservaient le port des fourrures à la noblesse, ce qu’atteste le rôle de l’hermine dans les vieux blasons, mais encore certaines fourrures rares, comme le vair, qui sans aucun doute était la zibeline impériale, ne pouvaient être portées que par les rois, par les ducs et par les seigneurs revêtus de certaines charges. On distinguait le grand et le menu vair. Ce mot, depuis cent ans, est si bien tombé en désuétude que, dans un nombre infini d’éditions de contes de Perrault, la célèbre pantoufle de Cendrillon, sans doute de menu vair, est présentée comme étant de verre. »
Honoré de Balzac, Sur Catherine de Médicis, « Le martyr calviniste », 1841
En 1867, le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse se range du côté de Balzac en reléguant l’orthographe verre « parmi les simples coquilles typographiques », refusant à Perrault « la pensée de chausser sa petite Cendrillon avec du verre ». Il faudra attendre 1922 pour que le Larousse universel propose les deux orthographes, et 1960 pour que le Grand Larousse encyclopédique renonce finalement à vair :
« À propos des pantoufles de Cendrillon, on a émis l’hypothèse qu’elles étaient de vair (fourrure) et non de verre, comme l’a écrit Perrault ; mais dans un conte de fées une telle recherche de la vraisemblance paraît inutile. »
Se ralliant à l’interprétation de Balzac, Émile Littré ne tarda pas non plus à se prononcer pour l’orthographe vair – et d’une façon péremptoire – dans son Dictionnaire de la langue française de 1869 :
« C’est parce qu’on n’a pas compris ce mot maintenant peu usité qu’on a imprimé dans plusieurs éditions du conte de Cendrillon souliers de verre (ce qui est absurde), au lieu de souliers de vair, c’est-à-dire souliers fourrés de vair. »
Quelques années plus tard, en 1885, Anatole France prit part au débat à travers le « Dialogue sur les contes de fées » qu’entretiennent Laure, Raymond et Octave dans Le Livre de mon ami. Réfutant Balzac, Larousse et Littré, il y rétablit l’orthographe voulue par Perrault.
« LAURE – C’est par erreur, n’est-il pas vrai, qu’on a dit que les pantoufles de Cendrillon étaient de verre ? On ne peut pas se figurer des chaussures faites de la même étoffe qu’une carafe. Des chaussures de vair, c’est-à-dire des chaussures fourrées, se conçoivent mieux, bien que ce soit une mauvaise idée d’en donner à une fillette pour la mener au bal.
Cendrillon devait avoir avec les siennes les pieds pattus comme un pigeon. Il fallait, pour danser si chaudement chaussée, qu’elle fût une petite enragée. Mais les jeunes filles le sont toutes ; elles danseraient avec des semelles de plomb.
RAYMOND – Cousine, je vous avais pourtant bien avertie de vous défier du bon sens. Cendrillon avait des pantoufles non de fourrure, mais de verre, d’un verre transparent comme une glace de Saint-Gobain, comme l’eau de source et le cristal de roche. Ces pantoufles étaient fées ; on vous l’a dit, et cela seul lève toute difficulté. Un carrosse sort d’une citrouille. La citrouille était fée. Or, il est très naturel qu’un carrosse fée sorte d’une citrouille fée. C’est le contraire qui serait surprenant. […] »
En 1905, l’écrivain français Marcel Schwob, dans Il Libro della mia Memoria, se prononça également sur la question, reprenant l’idée de Balzac :
« La pantoufle de verre de Cendrillon, – comme ce verre me paraissait précieux, translucide, délicatement filé, à la manière des petits bougeoirs de Venise avec lesquels nous avions joué, – la pantoufle est en étoffe, en vair. Je ne la “vois” plus du tout. »
En 1936, André Gide, dans Nouvelles Pages de journal (1932 – 1935), poursuit dans ce sens :
« Ce matin le ravissement de ma petite Catherine en apprenant que la pantoufle de Cendrillon était de vair, et non de verre – me fait ressouvenir de ce jour de ma première enfance où, ayant appris que certains nœuds s’appelaient “rosettes”, j’en semai tout un parterre sur la descente de lit de ma chambre, rue de Tournon, et m’ingéniai longuement à imaginer une plate-bande de fleurs. »
En 1950, les studios Disney produisent le film d’animation Cendrillon, dans lequel la jeune héroïne porte des pantoufles de verre. L’image cristalline de la pantoufle controversée se répand alors dans le monde entier, ne laissant plus de place à la fourrure dans l’imaginaire collectif.
Malgré le prestige des défenseurs de l’orthographe vair, qui ne se fondent que sur la vraisemblance pour appuyer ce qui ne fut probablement qu’une hypercorrection – dont le caractère érudit a sans doute fait le succès –, de nombreux arguments plaident en faveur de verre, auxquels se heurte chaque tentative de réhabilitation de la rectification de Balzac.
Tout d’abord, le caractère féerique du conte n’invalide nullement la possibilité d’une pantoufle de verre, et l’impose même face à un soulier de poils, aussi soyeux soient-ils. Comme l’a écrit Anatole France (voir plus haut), les partisans de vair, visiblement épris de bon sens, ne contestent pourtant pas les autres éléments merveilleux du récit. Il paraît même raisonnable qu’une fée capable de transformer une citrouille en carrosse, des souris en chevaux, un rat en cocher et des lézards en laquais puisse chausser sa filleule de pantoufles de verre. La magie se chargeant de les rendre à la fois délicates et résistantes.
La pantoufle, rappelons-le, se trouve au centre d’un récit merveilleux, où Cendrillon porte « des habits de drap d’or et d’argent tout chamarrés de pierreries ». Outre le fait qu’une touffe de poils à chaque pied aurait quelque peu détonné, la place centrale qu’occupe la pantoufle dans la narration ne laisse guère de doute sur sa composition. En effet, l’épreuve organisée par le prince, consistant littéralement à « trouver chaussure à son pied », ne peut avoir de sens que si celle-ci est faite de telle manière qu’un seul pied puisse s’y loger. On conviendra qu’un soulier fait de vair ne permettrait pas une telle restriction et qu’il pourrait vraisemblablement accueillir de nombreux pieds différents. (Chez les frères Grimm, la pantoufle perdue est « tout en or » ; la rigidité de celle-ci semble donc bien être une condition nécessaire.)
Le verre, en outre, revêt dans ce conte une dimension symbolique bien plus forte que ne le ferait de la fourrure. Sa transparence l’associe à la pureté, et sa fragilité (ici suggérée, car le verre ne casse pas) n’est plus à démontrer. Dans le contexte de ce récit, il est même analysé comme une métaphore de la virginité, Cendrillon n’ayant qu’une seule règle à respecter : rentrer du bal avant minuit.
En 1954, le folkloriste français Paul Delarue, spécialiste du conte populaire, apporta un nouvel éclairage dans la revue Arts et Traditions populaires (« Les contes merveilleux de Perrault. Faits et rapprochements nouveaux ») :
« Perrault n’a fait que se conformer à une donnée traditionnelle, car la pantoufle de verre ou de cristal est attestée, non seulement dans le conte de Cendrillon, mais dans d’autres contes, les uns ou les autres recueillis en Catalogne, en Écosse, en Irlande, en des versions où l’on ne peut pas admettre une influence de Perrault et où il n’est pas, comme en français, d’homonymie qui permette la confusion entre une pantoufle de verre et une pantoufle de fourrure. »
Les partisans de vair objectent que dans le conte, si la pantoufle avait été de verre, elle aurait dû se casser en tombant, or elle reste intacte : « […] elle se leva et s’enfuit aussi légèrement qu’aurait fait une biche : le Prince la suivit, mais il ne put l’attraper ; elle laissa tomber une de ses pantoufles de verre, que le Prince ramassa bien soigneusement. » Deux réponses de bon sens peuvent être apportées. D’une part, Cendrillon ayant les pantoufles aux pieds, on devrait se douter que « laissa tomber » signifie « perdit », donc qu’il n’y eut aucune chute. D’autre part, si la pantoufle est capable de supporter le poids d’une jeune fille, c’est qu’elle est assez résistante pour ne pas se casser au moindre choc.
C’est donc au nom de la vraisemblance que Balzac corrigea ce qu’il croyait être une erreur, et c’est au nom de cette même vraisemblance que Larousse (avant de changer d’avis), Littré, Schwob, Gide et probablement d’autres le suivirent dans cette croisade.
Le verre est pourtant bien ce qui fait de cette pantoufle une pantoufle de conte.
Notons, pour conclure sur une piste intéressante, qu’il aurait pu s’agir d’une pantoufle de veire (ou vaire), terme d’ancien français dérivé de voire et signifiant « vérité », la pantoufle étant bien, dans ce conte, l’instrument de la vérité.